Entre Chien et Loup

Note préliminaire : Il est vivement conseillé de lire cette histoire avec un jeu d’échecs sous la main, et de jouer la dernière partie. Merci à Galerius et Greedo.

« Vous jouez aux échecs ? » demandai-je en pointant de l’index le très beau jeu qui ornait la petite table basse. C’était un plateau datant d’une centaine d’années environ, du modèle en usage dans certains bistrots avec des pièces en buis tourné.
« Pas vraiment ! » me répondit le Collectionneur, « Il s’agit plutôt d’un souvenir que d’un véritable objet de Collection, et concerne plutôt un de mes amis, Vincent D., que moi-même. »
« Dans les années 70, cet ami fréquentait le Greenwich, un café sis 7 rue des Chartreux à Bruxelles, pas loin de la Grand Place, où l’on joue - toujours d’ailleurs - aux échecs .
C’était un excellent joueur capable des coups les plus retors. D’habitude, il s’y rendait le samedi, en début d’après-midi pour disputer quelques parties, et nous nous retrouvions ensuite pour prendre un pot et parler magie et objets rares récoltés sur les brocantes de la capitale.
Mais ce jour-là, à notre réunion hebdomadaire, j’eu l’impression de croiser un zombie anémique ! Il était vraiment très pâle, livide, et les cernes autour des yeux lui donnait l’allure de quelqu’un n’ayant pas dormi depuis une semaine.
Un peu inquiet, je lui demandai si sa santé posait problème et il me répondit que depuis quelques jours, il affrontait un redoutable adversaire dans des parties qui le laissaient épuisé à la fermeture de la taverne. Monsieur Karl Josef Batthyàny un monsieur d’un âge canonique issu de vieille noblesse hongroise, surnommé « le Comte », s’avérait non seulement un opposant de taille mais à chaque fin de partie, au moment où les adversaires se serrent la main, il donnait l’impression de vider mon ami de toute l’énergie qui lui restait. Quelques semaines auparavant, un challenger du magyar était mort d’une crise cardiaque en pleine partie. Ce qui avait provoqué un certain émoi dans la population un peu vieillissante du café et nimbé le joueur d’une aura d’infortune.
Je lui demandais plus d’informations, de détails me permettant de me faire une idée sur celui qu’il opposait.
Vincent ajouta lors qu’il lui était difficile de se concentrer en face du vieil homme et qu’à des moments cruciaux du jeu, il déplaçait ses pièces de manière erronée, contrairement à son habitude. Et que monsieur Batthyàny arrivait toujours au Greenwich entre chien et loup, pour repartir plus tard dans la nuit.
Je proposais à mon ami d’assister le soir même à une de ces parties, ce qui me donnerait l’occasion d’observer ce curieux personnage.
Le soleil avait déjà entamé sa plongée quotidienne dans les domaines d’Atoum, lorsque qu’un vieil homme d’aspect fragile et raffiné, passa les portes-sas de la taverne. De taille menue et voûté, il était vêtu d’une vieille redingote élimée, d’un gilet et d’une Lavallière, et semblait sorti d’une autre époque. Ses chaussures devaient avoir parcouru plus d’un million de kilomètres, mais une certaine élégance naturelle se dégageait de sa personnalité. Après s’être débarrassé, il salua poliment les personnes présentes et se dirigea vers notre table. Vincent se leva et me présenta au Comte qui me serra la main. Elle était fine et la peau translucide devait avoir l’épaisseur d’un papier à cigarettes. Puis, je croisai son regard et reçu un choc ; il était d’un bleu sombre comme les profondeurs d’un lac, mais les pupilles étaient rouge sang. Il commanda un thé citron qu’il dégusta sans sucre, par petites gorgées délicates, tout en laissant son biscuit de côté.
Après les politesses d’usage, Vincent alla chercher un jeu d’échecs, celui que vous voyez là, et installa les pièces. Et la partie commença.
Au début, mon ami joua brillamment comme à son habitude et il me semblait qu’il n’allait faire qu’une bouchée du vieil homme ; il gagna les deux premières parties sans trop de difficultés. Mais petit à petit, il se mit à commettre de petites erreurs de distraction, et la partie suivante s’achemina vers l’égalité. Puis, il perdit et ne put plus rétablir la parité. En observant monsieur Batthyàny, m’apparu l’image de « l’Homme de la Foule » d’Edgar Allan Poe, le vampire psychique qui se nourrissait de l’énergie des autres. Sa peau avait retrouvé une texture plus ferme et il se tenait plus droit qu’au début de la soirée. Son regard évoquait maintenant celui d’un prédateur nocturne qui n’allait faire qu’une bouchée de mon ami.
Je fis un signe discret à Vincent qui proposa de faire un break avant de jouer la dernière partie. Le Comte acquiesçât et profita de ce moment de détente pour aller aux toilettes. Je fis part de mes observations à mon ami et insistai pour qu’il arrête de jouer. Il se sentait incapable de stopper, visiblement subjugué par le hongrois. Il fallait rompre le sortilège à tout prix.
C’est alors que j’eus une idée pour le moins originale. Si elle fonctionnait, le joueur adverse allait être vraiment surpris…
Et la dernière partie s’engagea, il était clair que Vincent lâchait pied et se fit manger sa dame, ses tours, un cavalier et un fou, sans compter la quasi-totalité de ses pions. Le Comte n’avait perdu aucune pièce !
A ce moment, le jeu se présentait comme suit, mon ami ne pouvait plus gagner :

Vincent avait les blancs : Roi e3, Fou e4, Cavalier d4, pion f3

Batthyàny jouait avec les noirs : Roi e8, Dame b7, Fou d3, Fou e7, Cavalier e5, Cavalier e6, Tour b2, Tour f6

C’était au tour des noirs de jouer et le Comte avança sa Dame en e4, avalant au passage un Fou blanc. Le pion blanc s’empara de la dame. Ensuite il avança sa tour noire en f3, qui fut prise par le Cavalier blanc. Enfin, le hongrois eut un sourire qui révéla deux fines canines pointues, avança sa tour en e2, et annonça échec et mat.

Il regarda Vincent d’un air triomphant et avança la main pour serrer celle de son adversaire.
Mais brusquement, son sourire s’effaça, et sa main se figeât au dessus du jeu.
Son regard plongea sur le dessin que formaient les pièces d’échecs sur le plateau où une croix parfaitement dessinée le narguait. Il sembla se dégonfler comme une baudruche, quitta la taverne à toute vitesse et disparu dans les ténèbres. Personne ne le revit plus jamais au Greenwich.